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Le Collier

Norbert Godon

 

Installation : boîtes tupperwares sur fil d'acier, peinture verte, 400 x 400 x 20 cm

Serti d’un halo de lumière tamisée, un immense collier se déploie sur fond vert jade. Vestige ramené d’un voyage au pays des géants ou projection d’un souvenir de grand mère visiblement agrandi par la valeur affective qui lui a été conférée, la figure de ce collier oscille entre bijou de famille et trésor spolié au royaume des contes. Sa mise en scène, empruntée aux dispositifs d’exposition des musées d’histoire naturelle et d’ethnographie du début du siècle, le rattachent à l’imaginaire de l’objet folklorique, un objet qui serait à la fois d’ici et d’ailleurs.

 

Vues de loin ses pierreries diaphanes convoquent dans notre mémoire tout le vocabulaire de la joaillerie. Emaux, coraux, azurites, béryls et autres cabochons de quartz se donnent le change dans un assortiment de couleurs passées, tout en demi-teintes. Mais vues de plus près, leur matérialité se prête à une véritable décristallisation : sous ses reflets gris-vert l’âme du collier s’assombrit à mesure qu’on s’en approche. Les pierres sont creuses, ce ne sont pas des pierres, ce sont des boîtes de plastique vides. Et leur nom, pourtant bien étranger à notre langue, nous ramène à la banalité de l’univers domestique : ce sont des tupperwares.

 

Gaëlle Foray, se fait ainsi l'orfèvre d’un souvenir ambivalent. L’objet exhibé à la manière des bijoux achalandés dans les boutiques souvenirs ou sous les vitrines de quelque vieux musée, relève plus du familier que de l’inconnu. L’invitation au voyage nous ramène à la maison. Procédant à une forme de démarche ethnologique en miroir, il nous invite davantage à considérer la manière dont nous sommes attachés à des logiques de conservation dans tous les domaines. La manie que nous avons de vouloir conserver les souvenirs que nous jugeons dignes de mémoire se trouve directement reliée à ces boîtes en plastique, destinées à la conservation des nos aliments. A ce deux premiers modes de conservation, la mise en scène de l’objet associe la question institutionnelle de la conservation muséale. Trois modes de conservation se trouvent ainsi enfilés sur le fil d’une même problématique. Et l’association de ces trois domaines en appelle un quatrième, celui des pratiques funéraires qui permettent de boucler le raisonnement à la manière d’un fermoir.

Car en fin de compte, tout rejoint la question de notre rapport à la mort, et précisément à l’impossibilité de pouvoir conserver quoi que ce soit dans nos petites boîtes. Boîtes de conditionnement, boîtes à souvenirs, boîtes muséales ou boîtes sépulcrales renvoient à une même obsession de ranger pour conserver, et à la tentative désespérée qu’elle comporte : celle d’oublier momentanément notre propre mortalité. Oublier sa condition de mortel dans l’acte même de ranger les objets qui nous appartiennent, espoir désespéré de pouvoir classer et conserver avec ces objets les souvenirs qui les attachent à nous et qui nous attachent à eux. Espoir reconduit dans la répétition de mêmes gestes, qui confinent à la pulsion de mort. L’histoire que nous raconte ce collier en toc est précisément celle de nos tocs, et du prix que nous payons à les entretenir au quotidien.

La mode du tupperware s’est répandu dans les foyers du monde entier au lendemain de la seconde guerre mondiale avec l’émergence de ce qu’on a appelé la société de consommation. En dehors de leur aspect pratique, les nouveaux matériaux comme le plastique teinté dans la masse prônaient une esthétique capable de conjurer l’idée même de la mort, avec l’esthétique de la dégradation et des ruines qui prévalaient quelques années plus tôt. Leurs coloris enjoués reléguaient dans l’oubli les teintes brunâtres et vert-de-grisées de l’ancien monde et tout son imaginaire de boue, de rouille et de moisissure. Leurs surfaces parfaitement lisses, leurs galbes arrondis, bombés comme des joues d’enfant, contenaient la promesse d’une jeunesse éternelle. Au delà de la conservation alimentaire, l’aspect même du tupperware amenait l’idée d’une conservation symbolique de la vitalité domestique dans son conditionnement hygiénique.

 

La fascination que nous éprouvons communément pour les pierres précieuses et les cristaux s’explique en partie par le fait qu’ils constituent comme une antithèse des matières organiques dont nous sommes faits, le caractère solide du cristal s’opposant à tout ce que nos organes ont de mou, les surfaces parfaitement lisses qu’il offre au regard s’opposant à la rugosité anarchique de notre enveloppe pileuse, sa transparence s’opposant à la matière obscure des choses excrémentielles. La fascination qu’exercent les tupperwares, en tant qu’emblèmes de l’industrie plastique, est ici directement associée à celle que suscitent les pierres précieuses, leur contemplation et leur possession permettant de mettre la conscience de notre mortalité au placard.

 

A la manière d’une paléontologue de la modernité, Gaëlle Foray a glané ces tupperwares comme les vestiges d’un présent déjà révolu, témoins des obsessions d’une époque qui tentait d’évacuer l’image de la mort et du vieillissement. Pour réaliser ses oeuvres, l’artiste commence toujours par un travail de collecte dans son environnement immédiat, récoltant divers objets auprès des personnes de son entourage ou les ramassant dans les montagnes où elle réside. La pratique de l’objet trouvé constitue en soi l’un des tous premiers gestes artistiques de l’histoire de l’humanité. Le ramassage d’objets a précédé de plusieurs milliers d’années celui de la sculpture, de la gravure ou de la peinture pariétale. Retrouvés dans des tombes du paléolithique moyen, dents et coquillages étaient ramassés parfois à des centaines de kilomètres pour être déposés sur les corps, participant à des pratiques funéraires qui nous sont aujourd’hui inconnues.

 

Le travail de collecte que l’artiste met en oeuvre se prolonge par un travail de collection qui s’attache à divers types d’objets, tantôt issus de l’univers domestique ; tantôt issus du monde naturel. D’un côté, des boîtes, de vieux ustensiles, des bibelots, des photographies de famille ; de l’autre, des ossements, des coquilles, des cailloux, des cristaux et nombre de fossiles. Dans un deuxième temps, le geste consistera à assembler ce qui est dissocié pour amener les opposés à se rejoindre : ce qui provient du monde intérieur et ce qui provient de l’extérieur, ce qui relève du monde culturel et ce qui relève du géologique, du même et de l’autre, de l’image plate et de l’objet en volume. L’assemblage de ces objets rend ainsi manifeste le point commun qu’ils entretiennent au delà de leurs divergences : ce que l’artiste glane, ce sont des traces de vie, disparues depuis longtemps ou condamnées à une prochaine disparition. Tous parlent de la mémoire, de souvenir et d’oubli, de conservation et de dégradation, mais à des échelles de temps qui les mettent dos-à-dos.

 

Ainsi tout un ensemble d’oeuvre consiste à recouvrir de petits cristaux la surface de photographies délavées ou, à l’inverse, à disposer des fragments de clichés sur des morceaux de roche, composant des scènettes dans lesquelles deux espaces coïncident sans se rencontrer, chacun d’eux appartenant à des dimensions parallèles. Lorsqu’elle n’enfile pas des tupperwares sur un fil, comme nos lointains ancêtres les coquillages de leurs parures, c’est dans l’autre sens que l’artiste travaille, assemblant des matériaux archaïques pour leur donner la forme d’objets contemporains. Ainsi s’ingénie-t-elle à copier fidèlement des bibelots en coquillages du type de ceux que l’on trouve dans des magasins de souvenirs, à ce détail près que les coquillages y sont remplacés par des fossiles vieux de plusieurs millions d’années. Les boîtes à bijoux, les danseuses, les hiboux et autres animaux qui ornent communément les étagères des foyers populaires se trouvent ainsi recomposés avec des moules, des radioles d’oursins, des fragments de coraux ou d’ammonites originaires d’un autre âge.

 

Objets emblématiques de l’industrie des loisirs et du tourisme de masse, ces figurines renvoient au monde perdu de l’enfance, témoins nostalgiques de rêves et de désirs anciens, objets vers lesquels nous nous tournons pour nous consoler de ce qui n’est plus, sans espoir d’y parvenir. Ces figurines se doivent d’être l’affirmation d’un présent pur, une concrétion de l’innocence infantile maintenue dans une pause extatique. Tel est l’apanage du kitsch, représenter l’idéal d’un monde aimable, confortable et immédiatement compréhensible, mais à jamais perdu. Le kitsch incarne en ce sens le caractère fétiche de la marchandise. Le rêve qu’il propose n’ouvre plus sur de lointains ailleurs, mais sur les chemins de traverse qui mènent à la banalité. Son devenir le plus souhaitable est de finir couvert de poussière. A noter : le mot « kitsch » est dérivé d’un terme allemand de la seconde moitié du dix-neuvième, signifiant « bâcler » ou, selon ses déclinaisons, « faire du nouveaux avec du vieux », ou encore « ramasser des déchets dans la rue ». La collection de tels objets ne pouvait que s’imposer à l’artiste.

 

Si cette dernière série de pièces prend le parti de changer des objets décoratifs à destination du peuple en objets d’art contemporain à destination de l’élite, confondant le bas et le haut de la hiérarchie des valeurs, ce n’est pas pour en racheter le caractère kitsch. Il ne s’agit pas de recycler pour la énième fois quelque revendication de pop-art déjà usée jusqu’à la corde. L’ambition de ces oeuvres n'est pas de retourner comme un gant les valeurs marchandes et symboliques des objets de consommation et leurs codes esthétiques pour changer le kitsch en chic. Elles tendent bien davantage à mettre en évidence la vacuité de ces deux qualificatifs. Chic et kitsch renvoient l’un et l’autre à des phénomènes de mode, phénomènes transitoires, impliquant une focalisation sur le présent, un présent surfait qui prétend à l’éternité et suppose l’oubli du temps long, que ce soit en direction du passé ou de l’avenir. En rattachant l’actuel à l’ancestral, ces pièces ramènent le goût du kitsch et du chic au même niveau de futilité.

 

On voit ainsi, renfermant dans leur silence pierreux un mystère qui devrait suffire à les rendre vénérables, des centaines de fossiles mis en tutus pour parader sur des boîtes à bijoux, farder de gris les joues d’une petite marquise, figurer des pâquerettes, des nez de koala ou des queues de lapin. On les voit se prêter contre leur gré à ces jeux sacrilèges, subir l’humiliation de leur nouvel emploi. Ils ont eux aussi dû se soumettre à la demande et se présenter sous leur jour le plus souriant afin de trouver leur place dans le monde. Leur manège s’offre au regard à la manière d’une vanité, qui met aussi bien en porte-à-faux les bibelots commercialisés dans les magasins de souvenirs, que les oeuvres d’art dans leurs fonctions décoratives et marchandes. Les petites boîtes couvertes de fossiles ne contiennent rien. Les restes d’êtres vivants se trouvent disposés tout autour, en surface et non dedans. Elles sont comme autant de cercueils inversés, cercueils dévolus au vide, tombeaux d’un présent creux, voués à faire oublier tout ce qui relève de l’enfoui, de l’inaccessible, de l’impensable, autrement dit du sacré, en mettant tout à vue.

 

Toutes les oeuvres de Gaëlle Foray posent cette même question de savoir à quels souvenirs se rattachent les objets dont nous nous entourons et à quelle mémoire ils appartiennent. Aussi, les objets produits à échelle industrielle sous le nom de souvenirs y apparaissent comme la mort même du souvenir. Leur esthétique impersonnelle, offrant l’image figée d’un présent perpétuel, nie toute forme d’avant ou d’après. Les photographies de famille ou de vacances, toutes réalisées à l’occasion des mêmes événements, présentant les mêmes cadrages et les mêmes poses, sont censées immortaliser les moments de nos vies que nous jugeons les plus dignes d’intérêt ; mais lorsqu’à l’instant même où ils sont censés être vécus, notre attention est toute entière accaparée par la thésaurisation des souvenirs, la volonté de les conserver et de les accumuler finit par entraver précisément leur formation. La volonté d’immortaliser les instants de notre existence, de conserver des fragments de notre histoire en les attachant volontairement à des objets, nous livre paradoxalement à nos pulsion de mort.

 

Si l’on admet que l’une des propriétés premières du souvenir est de réinvestir l’expérience de l’instant présent, c’est en acceptant ses perpétuelles transformations et sa dissolution dans le vécu que nous pouvons lui rendre toute son ampleur et lui conserver sa vitalité. De même, les souvenirs ne s’attachent aux objets qu’aux endroits les plus usés, ceux qui revêtent la patine de l’habitude. L’usure fait toute leur valeur, c’est par ces endroits qu’ils s’offrent à la mémoire.

 

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